Chronique dans Obskure

Dieu merci, il existe encore des formations musicales dont la vocation première est de composer de la musique par passion. Se positionnant souvent sur des niches en tant que leaders respectés car hors de portée musicalement, les sirènes commerciales retentissent uniquement lorsqu'il s'agit d'acheminer leur oeuvre vers des auditeurs au cœur et à l'esprit ouverts. Elend en est l'exemple parfait.

Après avoir éclaté au grand jour avec une trilogie religieuse revisitant l'Officium Tenebrarum de manière personnelle (voir leur site pour une explication détaillée) et cinq ans d'absence dus à un écœurement du ballet des maisons de disques, le groupe était revenu en 2003 avec « Winds Devouring Men ». Cet album aura marqué une rupture avec les précédents opus en éclipsant définitivement les vocaux d'écorchés et les traditionnelles narrations féminines au profit d'un chant masculin clair au premier plan et d'une orchestration minimaliste mais plus travaillée, riche en éléments nouveaux. On apprit plus tard que ce dernier marquait le début d'un nouveau cycle de cinq albums placé cette fois sous le signe du vent.

Sunwar the Dead est donc la deuxième partie du cycle et souffle un grand coup dans nos oreilles fébriles à peine un an et demi après les premiers vents cannibales. Cette fois-ci le groupe a réalisé son vieux rêve, entamé sur « The Umbersun » mais jamais mené à son terme, d'employer un orchestre et un choeur pour donner enfin à sa musique l'ampleur qu'elle mérite. Les cinquante musiciens présents, emmenés par le génial duo de compositeurs Hasnawi et Tschirner, le mixeur Sébastien Roland et le violoniste/conducteur David Kempf nous font ici une véritable démonstration de ce que doit être la musique en ces temps de crises star-académiciennes : expérimentale, colossale et émotionnellement incontrôlable.

Malgré quelques bruits sourds, tout commence dans un calme relatif, avec le retour en beauté de la narration féminine sur le très ambiant « Chaomphalos ». Mais dès le milieu du morceau, on ressent une tension, une angoisse palpable, « Es muss etwas geschehen sein » (quelque chose doit se produire) comme nous l'annonce le texte conducteur du livret.
L'instinct face au danger trompe rarement et les deux morceaux suivants sont des pièces denses et complexes à la violence exacerbée, de loin les plus intenses que le groupe ait composé jusqu'alors. On se retrouve pris à la gorge par une main invisible qui nous plonge de force dans l'enfer le plus noir. A noter la présence de chant français sur l'explosion de « Ardour » qui ajoute encore à la magnificence de ce moment.

Les choses s'apaisent un peu par la suite mais vous n'êtes pas sorti des abysses pour autant. Sur « Ares in Their Eyes », une mélodie au violon entêtante vient nous aiguiser les sens, appuyée par un chant dissonant rappelant parfois Jim Morrison par sa diction désabusée. « The Hemlock Sea » est le meilleur exemple de l'effort incroyable apporté à la production. Non, ces entrechocs d'outils industriels ne proviennent pas de la seule usine survivant encore dans votre quartier mais bien de votre chaîne Hi-Fi.
L'instrumental « La Terre n'aime pas le Sang » est la musique de votre pire cauchemar et l'intelligence des arrangements n'a d'égal que le sentiment de malaise qui s'installe en l'écoutant attentivement. Le morceau qui suit ne fait que renforcer cette impression avec l'ajout de sonorités orientales grâce à la flûte pour un résultat qui s'avère admirable après digestion.

Si Elend était un groupe grand public (ne parlons pas de malheur), « Laceration » serait certainement le single de l'album. Un titre accrocheur à l'orchestration riche et progressive. Les deux pièces suivantes sont une alternance de moments tendus et denses reliés entre eux par des percussions du meilleur effet. L'envoûtement est total, surtout en observant un coucher de soleil rouge sang.
Enfin, Threnos clôt l'album comme il l'avait commencé avec la belle voix de Esteri Rémond qui nous guide avec assurance vers le point de non retour.

Car cet album vous laissera indifférent ou vous marquera à jamais pour peu que vous lui laissiez le temps de s'immiscer dans votre esprit. La musicalité ne peut ici être mise en cause pas plus que la démarche du groupe qui s'inscrit dans une évolution constante d'albums en albums. « Sunwar The Dead » est d'ailleurs l'oeuvre la plus mature d'Elend à ce jour, preuve que le groupe maîtrise désormais parfaitement son intarrissable créativité.
On notera aussi le soin apporté au packaging qui est dans la continuité de « Winds Devouring Men », le cercle d'inscriptions s'étant agrandi. On se rapproche de quelque chose qui n'est pas encore totalement révélé sur cet album.
Le texte conducteur est toujours aussi bien écrit et il suffit de lire les passages en français pour s'en convaincre. On est plus proche d'un Beaudelaire en plein Spleen que d'un poème amateur écrit pour s'assurer une soirée physiquement agréable.

Là où le Black métal ne fait plus peur à personne et se voit même confondu avec Marylin Manson par les plus jeunes, Elend redéfinit l'essence même de la musique diabolique avec indéfiniment plus de classe et d'intelligence que la plupart de ces charmants messieurs aux corps peints. Un chef d'œuvre sombre, complexe et d'une beauté vénéneuse à ne pas mettre entre toutes les mains.

Julien 92/100