Interview pour Holy Records
Peux-tu nous présenter les compositions d’A World in Their Screams ?
R. Tschirner : L’album a été composé plusieurs fois. La première version datait de 2004 et était contemporaine de Sunwar. C’est cette version que nous devions enregistrer au printemps 2005, mais les sessions ont dû être reportées pour des raisons de calendrier. Nous avons réalisé que ces séances seraient probablement notre dernière chance d’enregistrer avec un effectif important ; Iskandar a décidé de fusionner l’album d’Elend et les morceaux d’Ensemble Orphique sur lesquels il travaillait depuis 2000. De l’album d’Elend initial il n’est resté que trois morceaux et ils ont été réorchestrés ; les morceaux d’Ensemble Orphique ont été simplifiés pour être adaptés au style d’Elend. C’est cet album que nous avons enregistré à l’automne 2005. Il y a vraiment eu une course à l’extrême et l’album est bien plus radical que ce qui était initialement prévu. Et nous avons encore radicalisé le son à l’automne 2006. C’est le plus violent de tous nos albums, et de loin le plus sombre depuis The Umbersun. À mon avis, il va même bien au-delà.
Etant donné le tour qu’a pris la composition, il n’y avait plus aucun sens à poursuivre le cycle tel qu’Iskandar l’avait conçu et nous avons décidé de faire d’AWITS le dernier album du Cycle des Vents.
Comment s’est déroulé l’enregistrement du nouvel album ?
Nous avons enregistré les parties orchestrales avec une vingtaine de musiciens au Studio des moines ; les voix ont été enregistrées à the Fall au printemps 2006. Nous ne disposions que de très peu de temps pour les séances, mais l’effectif étant moins important, l’enregistrement s’est révélé beaucoup plus agréable et détendu que celui de Sunwar. Il faut dire que nous avions un peu plus d’expérience et que nous connaissions mieux les musiciens, cela a compté.
Et comment parvient-on à une masse orchestrale encore plus importante que sur Sunwar avec un effectif réduit ?
Studio tricks ! Il faut dire également que le langage musical est différent et qu’il y a beaucoup de sons synthétiques.
Vous avez repoussé la sortie d’un an en raison du mixage : la production a-t-elle posé des problèmes particuliers ?
Le mixage a été interminable. Nous devions terminer en mai 2006. L’album était mixé mais le son ne nous convenait pas, nous étions dans une impasse. Nous avons décidé d’annuler la sortie et de prendre du recul. Le mixage a repris en septembre, sur de nouvelles bases. Iskandar est venu avec de nouvelles idées de production, assez radicales, et tout s’est mis en place. Tout allait bien jusqu’au mastering, où de nouveaux problèmes sont apparus, cela nous a encore retardé. Le maximalisme de la musique nous a un peu dépassé.
Quelle a été la source d’inspiration pour ces nouvelles compositions ?
C’est le même poème qui a guidé la composition. Nous utilisons toujours des techniques savantes, mais il n’y a pas de référence à un compositeur précis. Il me semble que nous sommes vraiment parvenus à un langage personnel. Nous avons employé une écriture micro tonale sur certaines pièces et l’électronique fait une entrée massive ; la musique concrète garde sa place et la touche post-romantique est toujours présente : elle fait partie de l’identité d’Elend.
Qu’en est-il du chant et des chanteuses sur ce nouvel album ?
Esteri Rémond occupe toujours le poste de soprano solo et prête sa voix à plusieurs parties narratives. Laura Angelmayer, une chanteuse avec laquelle nous collaborons depuis 2000 sur différents projets, fait un usage de sa voix qui, je pense, ne passera pas inaperçu. Quatre chanteuses et chanteurs se chargent des parties chorales. Iskandar et moi-même avons aussi participé à l’enregistrement des grounds.
Mais c’est du coté du chant masculin qu’il y a plusieurs surprises. Je n’en dis pas plus.
Que peux-tu nous dire sur les textes ?
C’est la suite « directe » des textes de Winds et de Sunwar. Je mets directe entre guillemets parce qu’il n'y a pas de chronologie linéaire dans le poème : il s’agit plutôt de sauts, de retours, de rêveries et de narrations, d’approfondissements, d’attentes et de souvenirs. L’épisode se concentre sur la guerre elle-même et sur la catastrophe qui en découle pour les groupes et les cités dont parle le poème d’Iskandar. C’est une odyssée intérieure dans laquelle les souvenirs et les modèles littéraires sont traités comme autant de territoires qui dessinent une géographie de sa mémoire et des images qui le travaillent.
Parle-nous de ta complicité avec Iskandar Hasnawi.
Après une quinzaine d’années de collaboration, les choses se font toute seules. Nous parlons le même langage, c’est ce qui nous permet de travailler ensemble malgré la distance. Nous savons tous les deux que ce genre d’entente est très rare et nous en mesurons le prix.
Quel est le positionnement du groupe dans la scène de 2007 ?
C’est bien parce que nous nous contrefichons de ce qui se passe dans les « scènes » actuelles ou passées que nous avons pu poursuivre une voie personnelle. Nous sommes les seuls à composer cette musique, les seuls capables de la composer ou assez fous et désintéressés pour le faire. Voilà notre « position ».
Parle-nous de ton amour pour le Métal extrême des années 80.
C’est simple : c’était une époque ou le mot « underground » avait une véritable signification. Un groupe perçait grâce à son originalité et non en raison du nombre de strings à son effigie que le service merchandising escomptait vendre. C’est une époque bien révolue maintenant.
Que faut-il retenir d'Elend ?
C’est une question-piège qui pousse soit à l’humilité contrite soit à la franche immodestie. Aux auditeurs d’y répondre. La composition des six albums d’Elend nous a apporté beaucoup de joie et de fierté, c’est ce que nous en retenons.
Pourquoi continuer à sortir des CDs en 2007 ?
À bien des égards, c’est une question stupide. Pourquoi continues-tu à diriger une maison de disques ? J’espère que c’est par passion pour la musique que tu contribues à faire connaître. Je trouve que la situation actuelle redonne ses lettres de noblesse à ce métier : à la fin des années 90s, l’argent avait fini par corrompre même les petits labels ; maintenant qu’il n’y a plus d’argent, ne resteront que les artisans passionnés par leur métier. Les autres feront faillite ou iront vendre des téléphones portables… ou pire des sonneries pour téléphones portables !
En ce qui nous concerne, nous continuerons à sortir notre musique sur un support physique et ce pour trois raisons : d’abord, parce que nous ne séparons pas le travail graphique, la mise en page, le choix du packaging et la musique, c’est un tout ; ensuite, parce que c’est le seul moyen que nous ayons trouvé pour objectiver notre travail, y mettre un point final, passer à autre chose et devenir meilleur dans notre pratique : sans cet objectif, le processus de composition serait infini et morbide. Nous n’y mettrions jamais terme. Iskandar a eu raison de décider de mélanger la première version d’AWITS et les morceaux d’Ensemble Orphique : il traînait cela depuis trop longtemps. Ensemble Orphique a maintenant pris une nouvelle direction, qui est très excitante. Enfin, troisième raison : c’est assez trivial, mais… nous aimons les disques.
Quelle est la position d'Elend sur les modifications de la consommation de la musique ?
À l’époque où j’ai constitué le gros de ma discothèque, dans les années 80 et 90, je ne pouvais acheter que quelques disques par mois et il fallait parfois que j’attende pendant des mois (voire des années) pour trouver des albums à faible pressage et mal distribués. Maintenant tout est disponible en téléchargement et arrive sur le disque dur en un quart d’heure : qu’on ne vienne pas me dire qu’on entretient le même rapport à la musique dans les deux cas, que les albums et les oeuvres sont investis du même degré de désir et de mystère, qu’on leur accorde la même valeur. On aurait pu penser que le p2p allait, au moins, faire émerger une génération au savoir encyclopédique : c’est exactement le contraire qui se produit, précisément parce que plus rien n’a de valeur. Tout est simplement là à disposition, sans effort, sans désir, sans nécessité.
Quel est l’avenir d’Elend ?
Nous verrons bien. L’amitié qui nous lie est intacte et le désir de faire cette musique ne nous quittera jamais, mais le mixage d’AWITS nous a carbonisés. Iskandar a décidé de se consacrer à Ensemble Orphique et à une collaboration avec un groupe de métal. Je vais reprendre mon travail sur mes différents projets.