Interview pour D-Side Mag.
1/ LA question : qu'est-ce qui a motivé la reformation d'Elend pour 2003 avec le line-up d'origine ?Iskandar Hasnawi: Et bien, à vrai dire, il n'y a jamais eu de reformation pour la simple et bonne raison qu'il n'y a jamais eu de séparation. Nous avions simplement décidé d'arrêter de rendre public et de commercialiser notre travail. Nous avions été tellement écœurés par le gâchis de temps et d'énergie qu'avait entraîné la promotion de The Umbersun - et tout cela pour qu'au final, l'album soit à peine distribué - que nous avions décidé de nous concentrer uniquement sur la musique et sur ce qui nous faisait plaisir. Ce qui nous a décidé à reprendre une activité publique, c'est la rencontre avec nos 2 violonistes fin 2001. à l'époque, nous travaillions sur les premiers enregistrements d'Ensemble Orphique. La présence de ces musiciens a apporté un souffle nouveau et nous a redonné envie de partager notre travail avec un public plus large que notre cercle d'intimes.
2/ Quel est actuellement le line-up d'Elend, qui sont les musiciens extérieurs à votre " noyau dur " et comment s'est passé l'enregistrement de l'album puisque vous êtes tous un peu éparpillés géographiquement ?
C'est la bonne manière de décrire notre fonctionnement : il y a bien un noyau dur constitué de 2 compositeurs/interprètes et de Sébastien, notre ingénieur du son, et différents musiciens qui gravitent autour et interviennent selon les nécessités des différents projets. Outre les violonistes/altistes que j'ai mentionnés précédemment, il y a un multi-instrumentiste qui se charge de toutes les parties de cuivres (trompette, trombone et cor). Bien sûr, il y a toujours Nathalie, qui nous accompagne depuis Les Ténèbres du Dehors, et il y a une nouvelle recrue : Esteri, une jeune soprano au timbre très émouvant. Il y a d'autres musiciens et une autre chanteuse au sein de notre " collectif ", mais ils interviennent uniquement dans les autres projets.
Pour ce qui est de l'enregistrement, le fait de disposer à présent de notre propre studio nous a permis d'étaler des enregistrements sur une longue période et les musiciens venaient selon leur disponibilité. C'était très agréable, pour la première fois, de ne pas enregistrer dans le stress.
2bis/ à quel moment dans le processus de création du nouvel album l'intégration de nouveaux musiciens/instruments s'est-elle décidée ? L'idée était-elle déjà là avant même la composition des nouveaux titres ?
L'intégration de nouveaux instruments et de nouveaux timbres a été décidée il y a assez longtemps. Dès 1998-99, en fait. Il s'agissait de répondre à un problème musical simple : comment amener des rythmes dans nos morceaux en n'utilisant les percussions que de façon parcimonieuse et purement " timbrale ". C'est ainsi nous nous sommes tournés vers toute une panoplie d'instruments à cordes pincées ou frappées : clavecins, psalterion, harpe, harpe celtique, et tous les instruments de la famille du zither (santur, yang ch'in, hackbrett, zither). Mais nous les décontextualisons, c'est-à-dire que nous ne les utilisons pas pour donner une touche world à notre musique. Et puis, à mesure que le travail avançait sur Statues, nous nous sommes mis à utiliser plus de percussions et de sons industriels dans Elend. Par contamination, en quelque sorte...
3/ Qu'avez-vous développé au sein de vos divers projets solos pendant ces 5 dernières années ? Et qu'est-ce que cela a apporté à la musique d'Elend aujourd'hui ?
Plutôt que de projets solos, il faudrait parler de projets parallèles parce qu'on y retrouve toujours le même noyau dur. Nous avons composé dans des styles assez variés, trip-hop sombre avec guitare (A Poison Tree), dark industrial (Statues), musique orchestrale " avant-gardiste " (Ensemble Orphique), et, à côté de ces ensembles assez définis, nous avions continué à composer des morceaux orchestraux plus simples qui n'étaient pas destinés à un projet particulier, jusqu'à ce que nous décidions de ressortir un album sous le nom d'Elend. à partir de ce moment là, ces morceaux ont pris une toute autre signification, et nous les avons retravaillés et en avons composés de nouveaux. Si bien que nous avons maintenant suffisamment de morceaux pour plusieurs albums d'Elend.
Bien sûr, tous ces projets interagissent entre eux. Avec A Poison Tree, nous avons appris à épurer, et cela se retrouve dans certains morceaux de cet album ; avec Statues nous nous sommes livrés à beaucoup d'expériences acoustiques et sonores qui ont servi aussi bien dans Ensemble Orphique que dans Elend. Avec Ensemble Orphique, nous avons continué à apprendre le métier de compositeur, à travailler et à chercher, et un morceau comme " Winds Devouring Men " doit tout à ce travail.
4/ Parle-nous de The Fall, votre nouveau studio d'enregistrement privé, comment s'est-il créé et pourquoi ?
Après l'échec de notre relation avec Music for Nations, il nous est apparu essentiel de ne plus dépendre d'un label et d'un budget d'enregistrement pour faire exister notre musique, et donc de nous doter de notre propre structure d'enregistrement. The Fall est un project studio. Il nous manque encore un peu de matériel pour que ce soit idéal, mais il est assez bien équipé. En tout cas, il assure notre indépendance et c'est inestimable.
5/ Après la trilogie de l'Office des Ténèbres et la "compilation" Weeping Nights, on s'attendait à ce que nouvel album d'Elend soit le premier volet d'un nouveau cycle, est-ce le cas ? Ce nouvel album n'appelle-t-il pas une suite ?
Etant donné que tous les morceaux composés depuis 1998 et tous ceux composés depuis mars 2002 pour ce nouvel album sont basés sur le même texte, il y a un lien entre eux ; mais il est beaucoup plus lâche que celui qui unissait tous les morceaux de l'Office. Les nouveaux morceaux sont des évocations musicales du long texte dont le livret du disque ne reproduit qu'une partie. Auparavant, c'était le texte qui structurait la musique, alors que maintenant, nous ne suivons qu'une logique musicale, le texte n'est plus qu'un point de départ. Nous ne chantons d'ailleurs que de courts fragments du texte imprimé, c'est la musique qui retranscrit le reste. Cet album et les deux suivants forment donc un nouveau cycle, mais il est très différent du précédent. J'aime bien l'idée d'un enchaînement ternaire des albums, cela permet d'exploiter en profondeur une idée musicale ou une ligne directrice, et d'en explorer plusieurs voies... D'ailleurs nous fonctionnons aussi sur le mode trilogique avec Ensemble Orphique.
6/ Winds Devouring Men... quel est le sens de ce titre ? Résume-t-il le thème/concept général développé sur l'album s'il y en a un ?
" Anemôn pneontôn tèn ècho proskunei : lorsque les vents soufflent, adore leur murmure ". Le texte décrit une sorte d'odyssée fantasmée et intérieure qui mélange thèmes personnels, fictions et bribes de l'épopée antique et de ses différentes incarnations littéraires. Le thème du voyage est mêlé à celui de l'attente et du doute, et aussi au thème de la vision. Les vents ont plusieurs significations dans le poème, selon que l'on se trouve dans des passages narratifs ou plus allégoriques : ils sont la force motrice que l'on attend et que l'on guette dans le mouvement de la voilure, ils sont une force fécondante, mais aussi une puissance de mort et d'effacement des œuvres humaines et des civilisations : ce faisant, ils deviennent une allégorie du temps, de la mort et de l'oubli.
Comme point de départ, il y avait quelques vers de Donne et de Saint-John Perse et le sumbôlon pythagoricien que j'ai cité au début : leur puissance évocatoire était telle que j'ai laissé mon imagination s'y perdre et le texte est né par bribes, les images et les thèmes s'interpénétraient peu à peu, plusieurs voix, plusieurs époques se faisaient entendre.
Au final, le texte est tissé de références aux premiers et derniers Cantos d'Ezra Pound, à certains chants de l'Iliade et de l'Odyssée, aux recueils Vents et Amers de Saint-John Perse, aux Septem contra Thebas et aux Perses d'Eschyle.
7/ La musique d'Elend ne gardait un pied dans le monde du métal que par la présence de ces fameux hurlements qui étaient presque devenus une marque de fabrique. Pourquoi ont-ils disparus au profit d'un chant clair très mélodique ?
Le choix des hurlements nous paraissait pleinement justifié par notre projet et il était donc tout à fait légitime à l'époque de l'Office des Ténèbres, mais il ne l'est plus aujourd'hui et nous voulons à tout prix éviter d'en faire un simple accessoire, un ingrédient comme un autre, un artifice. Nous croyons que l'utilisation répétée de cet élément et son abus porterait atteinte à la crédibilité et à l'originalité de ce que nous avons accompli auparavant. Nous ne nous interdisons pas de réutiliser de hurlements dans un prochain cycle s'ils sont légitimes, mais il n'y en aura pas dans ce nouveau cycle qu'amorce Elend ; il n'y en a pas dans Statues, même si l'album est très violent, quant à Ensemble Orphique, il y a bien quelques hurlements, mais ce ne sont pas des hurlements masculins...
8/ Les nouveaux titres ont des mélodies plus directes, avec des variations et des atmosphères moins étalées, une structure et une durée qui les rapprochent parfois plus du format chanson ("The Newborn Sailor" en particulier) : était-ce une démarche consciente au moment de la composition ?
Oui et non : les morceaux sont nés ainsi, je ne me suis pas posé de questions... mais c'est vrai que c'était dans un contexte où je voulais épurer notre musique et composer autre chose que de la musique pour grand orchestre. Nous aimons la musique savante, nous aimons à la fois ses formes les plus complexes et les plus contemporaines et ses formes plus épurées ; mais nous aimons aussi la musique populaire : on retrouve ces deux tendances dans la musique que nous composons ; l'une qui va vers une musique complexe, exigeante et difficile (Ensemble Orphique), l'autre qui cède à des effets plus faciles et ne renonce pas au plaisir d'une musique plus simple et plus répétitive (Elend, Statues et A Poison Tree).
L'Office nous a appris à maîtriser la complexité orchestrale, et nous poursuivons ce type de travail dans Ensemble Orphique, qui présente une musique encore plus abstraite complexe et violente que celle de The Umbersun ; les autres projets sont là pour explorer d'autres voies, sinon ils n'auraient aucune raison d'être.
8bis/ Je voulais que tu me parles du titre " Away from Barren Stars " dont la fin est extrêmement martiale et " industrielle ", une expérience nouvelle pour Elend et pour vos auditeurs...
Je ne dirais pas qu'elle est martiale. Précisément parce que, en incorporant des percussions et des longues parties rythmiques, il y avait 2 écueils que nous voulions à tout prix éviter : d'un coté la world molle, et de l'autre le coté martial de certains groupes industriels. Nos parties sont assez complexes rythmiquement, avec des poly-rythmes et des séquences à mesures décalées et/ou impaires qu'on ne trouve pas dans la musique industrielle ; et d'autre part, la " nervosité ", la tension et parfois même la violence de ces parties nous éloignent des rythmiques sereines d'un certain groupe...
9/ Comment et par qui sont écrits vos textes dont on sent qu'ils sont le fruit d'un travail poussé ?
J'écris les textes et c'est vrai que j'y apporte un soin particulier... on peut même dire un soin maniaque ! J'essaie de les faire exister en tant que textes littéraires, indépendamment de la musique. C'est ce qui a pu nous gêner autrefois dans l'Office. La musique exige un rapport plus libre au texte et à son sens, ce sont avant tout les rythmes et la musicalité des syllabes qui comptent. à l'époque de l'Office, je m'étais laissé enfermé dans une érudition et une religion du détail qui a pu parfois nuire à la musique.
10/ On a souvent cité Dead Can Dance en parlant d'Elend, vous aviez même repris " The Host of Seraphim " lors de votre unique concert (à Reims, en avril 1995) ; cela devient une parenté encore plus évidente sur ce nouvel album : la voix et la façon de chanter de Renaud sur Winds Devouring Men faisant immanquablement penser à celles de Brendan Perry... Vous devez vous attendre à ce que les journalistes vous ennuient encore un peu plus maintenant avec ça, non ?
Je ne sais pas... tu crois cela ? Peut-être, après tout. De toute façon, il y a pire comme référence ! Mais, mis à part le timbre de Renaud, je ne vois pas vraiment de points communs avec DCD... Notre musique étant plus dépouillée et plus calme, nous sommes peut-être plus proches d'eux maintenant qu'à l'époque de l'Office, mais ça laisse quand même une large marge de manœuvre. Je suis d'accord avec toi pour dire que la voix de Renaud est proche de celle de Perry, mais il n'y est pour rien : il ne cherche pas à imiter Perry, il chante comme ça, c'est son timbre ! D'ailleurs, je crois que, à tout prendre, il préfèrerait avoir une voix comparable à celle de Jeff Buckley ou Morten Harket, une voix souple et aux grandes capacités mélodiques. Quant à notre musique, il y a toujours une complexité mélodique et harmonique et une richesse d'arrangement qu'on ne trouve nulle part chez eux ; ensuite, nos orientations sonores sont radicalement différentes : notre son est beaucoup plus acoustique, précis, et profond que le leur ; enfin et surtout, il y a dans tous nos morceaux une tension tragique que tu ne retrouves pas chez DCD. Ceci étant dit, nous aimons beaucoup les disques de DCD, surtout ceux de la période 87-88, et nous apprécions le travail solo de Perry.
11/ Composer pour Elend, est-ce pour toi ou pour Renaud une forme de catharsis ou ne doit-on y voir qu'une passion immodérée pour la musique néo-classique sombre ?
Pour Renaud, il s'agit avant tout un intérêt musical : il aime participer à ces projets parce que c'est une musique dont il n'aurait pas l'idée seul. Quant à moi, à l'époque de l'Office, oui, Elend était à la fois une catharsis et un journal musical ; depuis la fin de l'Office, ce n'est plus le cas, je compose par plaisir : c'est simplement la musique que j'ai en moi... et on me reconnaît dans tous mes projets : Elend, Ensemble Orphique, Statues, A Poison Tree... même si la forme est différente, on peut me suivre à la trace ! Je suppose que c'est la même chose pour tout compositeur qui a un peu de métier : composer devient une activité naturelle, dès que j'ai un peu de temps, je compose un morceau.
12/ Quelles sont les références musicales, littéraires... qui vous ont marqué le plus ou ont pu être une influence notable dans votre expression au travers d'Elend ?
Oh elles sont très nombreuses ! Mais, il est assez étrange de les citer, tout d'abord parce que ce sont des références écrasantes : ce sont souvent des œuvres de génie, et notre musique n'est pas géniale ; ensuite, parce que nous les réinterprétons et que, pour Elend, nous nous plaçons dans le cadre d'une musique populaire qui utilise les moyens d'expressions de la musique savante occidentale. Ces influences font donc parfois un long cheminement, et certaines ne servent " que " de déclencheur ou de catalyseur... la rencontre avec une œuvre peut permettre la mise en place de choses anciennes ou la résolution d'un problème. Mais bon, je peux citer Mahler, Strauss, Bartók, Pärt, Górecki, Penderecki, Ligeti, Varèse, Nono, Scelsi, pour la musique ; Saint-John Perse, Donne, Coleridge, Eliot, Pound, Eschyle, Homère, entre autres, pour la littérature.
13/ Il vous semblait auparavant extrêmement compliqué d'arriver à vous produire en live, pour des raisons techniques ou budgétaires, est-ce toujours le cas aujourd'hui ?
Il est vrai qu'auparavant, les masses orchestrales étaient telles que notre parc de synthés et de sampleurs, pourtant loin d'être négligeable, n'était pas suffisant pour reproduire notre musique en live. à cela s'est ajouté l'utilisation d'un chœur de 30 personnes sur The Umbersun - ce qui rendait la chose encore plus impossible. Étant donné que notre musique s'est considérablement allégée, il serait désormais techniquement possible de faire des concerts, mais nous avons si peu de temps à accorder à la musique et tant de projets musicaux à concrétiser que nous préférons consacrer le temps disponible à la composition et à l'enregistrement plutôt qu'à la préparation et aux répétitions nécessaires à une prestation scénique de qualité. Nous avons tellement à faire : terminer l'enregistrement du prochain Elend et des premiers albums de Statues et A Poison Tree, avancer dans al composition et l'enregistrement des trois albums d'Ensemble Orphique... le temps nous manque.
14/ Holy Records puis Music for Nations, puis de nouveau Holy Records en 2003, pourquoi ce cheminement ? Et pourquoi ce lien étroit, de par le choix de ces labels, avec l'univers métal alors que votre musique s'adresse à un public beaucoup plus large, surtout avec ce nouvel album " sans hurlements " ?
Pour ce qui est de la transition MFN/Holy : nous travaillons en fait avec plusieurs labels, Holy s'occupe de la distribution française. Après avoir goûté aux " joies " d'un gros label, après avoir vu une de nos anciennes chanteuses se débattre dans les rets d'une major, il nous est apparu évident qu'il était beaucoup plus sain et efficace de travailler avec un petit label, où les gens sont passionnés par la musique et connaissent parfaitement leur affaire et le réseau de distribution underground. Pourquoi des labels métal ? Tout simplement parce que c'est la scène que nous connaissons le mieux, c'est là que se trouve une large part de notre public, même si, effectivement, notre musique s'adresse à un public plus large... Mais où aller ? Nous ne serions nulle part à notre place. Il n'existe pas de petits labels véritablement généralistes. Les labels indies ont tous une vision assez étriquée de la musique, même si, aux marges de la pop, il leur arrive de sortir des choses assez audacieuses. Mais notre musique reste sombre et garde des accès de violence... alors nous sommes des parias pour ces gens-là ! La scène gothique ? Mais nos influences sont plus à chercher dans une lecture personnelle de la musique savante occidentale que du côté du gothique. Et puis maintenant, j'ai l'impression que les deux scènes sont beaucoup moins cloisonnées et que les publics se mélangent plus facilement, alors autant travailler avec les gens que nous connaissons. De toute façon, les labels avec qui nous travaillons sont bien distribués, et il y a tellement peu de groupes qui puissent nous être affiliés ou auxquels nous puissions être comparés, que nous faisons confiance au bouche à oreille et au temps.
15/ Un message à délivrer au monde ?
Non.