Interview pour Metallian Mag.


1 - Le 23 Avril prochain ELEND sortira A World In Their Screams, un nouvel album qui est aussi la troisième partie du Winds Cycle, le cycle des vents, qui comptera donc cinq albums, selon ce que tu m'en avais dit lors de notre précédente interview. Justement, peux-tu nous rappeler quel est le concept, sinon le fil conducteur de ce cycle, à la fois thématiquement et musicalement ?


Iskandar Hasnawi : C’est le même poème qui a guidé la composition des trois albums. La ligne narrative est assez simple : attente, rêve et espoir, départ, voyage, établissement d’une cité, puis rivalités externes et internes, guerre/guerre civile, destruction et mort. Le souffle des vents, forces motrices, forces fécondatrices mais aussi forces de destruction, d’arasement et d’effacement, accompagne ce périple. Il n'y a pas de chronologie linéaire au sein du poème : c’est une esthétique du fragment et de l’évocation qui est à l’œuvre. Dans son mode de composition, c’est également une odyssée intérieure dans laquelle les souvenirs et les modèles littéraires sont traités comme autant de territoires qui dessinent une géographie de ma mémoire et des images qui me travaillent.
Etant donné le tour qu’a pris la composition, il n’y avait plus aucun sens à poursuivre le cycle tel que je l’avais conçu et nous avons décidé de faire d’AWITS le dernier album du Cycle des Vents, qui est donc, à nouveau, une trilogie.


2 - Peux-tu également nous faire une présentation d’A World In Their Screams ?


L’album a été composé plusieurs fois. La première version datait de 2004 et était contemporaine de Sunwar. C’est cette version que nous devions enregistrer, mais les sessions ont dû être reportées. Nous avons réalisé que ces séances seraient probablement notre dernière chance d’enregistrer avec un effectif important et j’ai décidé de fusionner l’album d’Elend et les morceaux d’Ensemble Orphique sur lesquels je travaillais depuis 2000. De l’album d’Elend initial il n’est resté que trois morceaux et ils ont été réorchestrés ; les morceaux d’Ensemble Orphique ont été simplifiés pour être adaptés au style d’Elend. C’est cet album que nous avons enregistré à l’automne 2005. Il y a eu une course à l’extrême et nous avons encore radicalisé le son à l’automne 2006. C’est le plus violent de tous nos albums, et de loin le plus sombre depuis The Umbersun. À mon avis, il va même bien au-delà.


3 - Quelle est la progression du tragique et de la violence développée sur ce nouvel album ? J'avais cru comprendre que vous aviez intentionnellement gardé une certaine réserve sur les deux précédents (malgré leur haute teneur tragique) afin d'aller crescendo dans "la terreur et la noirceur" musicale ?


Oui, effectivement. Mais l’album que nous avions composé initialement n’était pas aussi violent. C’est lorsque nous l’avons remanié pour incorporer les morceaux d’Ensemble Orphique qu’il s’est vraiment durci. Les morceaux sont beaucoup plus rapides, dissonants – avec un usage important de la micro-tonalité. Les sonorités synthétiques sont plus dures, les percussions et les sections de cuivres ont un rôle souvent déterminant. Les voix féminines sont tourmentées et nous avons renoncé au chant masculin, qui ne se prêtait pas à la noirceur de l’album, pour revenir aux parties narratives ; nous avons également utilisé de nombreux effets sur la voix masculine : je voulais créer un effet de malaise, d'étouffement, casser l'effet réconfortant du timbre grave ; cela permet de mettre la voix à distance, de lui donner une dimension inhumaine et comme hors du temps.
Au final, il y a un véritable saut entre les deux premiers albums et le dernier : l’unité musicale du cycle est moins grande que ce qui avait été prévu initialement.


4 - Pourtant, si j'en crois la presse et certains musiciens eux même, il semble que la musique la plus "violente, sombre, désespérée et tragique" soit le black-metal (d'où le nom) : selon toi il n'en est rien ?


Je vais me faire des ennemis, mais oui, c’est ce que je pense. Même si le BM est loin d’être un genre unifié et qu’il est traversé de courants aux origines diverses, je ne trouve pas qu’il corresponde aux qualificatifs que tu donnes, et ce pour des raisons assez simples qui tiennent à ses structures rythmiques, à son simplisme harmonique et au caractère très conventionnel des mélodies utilisées. La violence, quand violence il y a, ne vient que du son très saturé, mais la musique est en elle-même d’une pauvreté affligeante.
Je ne suis pas en train de dire que le son n’est pas important : je pense même exactement l’inverse – mais pour obtenir « la musique la plus violente, sombre, désespérée et tragique », il faut que la musique et le son aient ces caractères. Les groupes de BM se contentent la plupart du temps de plaquer un son violent sur une musique niaise.
Je tiens toutefois à signaler deux exceptions remarquables dans ce tableau négatif : il s’agit de Deathspell Omega et de Blut aus Nord. Ces groupes explorent une nouvelle voie en utilisant, consciemment ou non, des techniques qui viennent de la musique savante du XXe siècle : ils arrivent ainsi à créer des paysages sonores inédits, où le métal extrême ne s’était jamais aventuré avant eux.


5 - Après la trilogie Officium Tenebrarum, c'est donc la deuxième fois que vous travaillez sur des oeuvres liées par un concept commun...


La composition par cycle n’a pas été un dogme pour nous ; il se trouve que c’est un moyen assez pratique pour explorer en profondeur certaines idées musicales, leur laisser le temps de mûrir et de prendre plusieurs directions. Pourquoi y renoncer quand on a les textes, les idées et la matériau musical pour le faire ?


6 - L'existence même des prochains albums d'ELEND pour compléter le cycle est évidemment lié aux ventes des précédents albums et est donc loin d'être assurée : l'arrivée de ce troisième album est en soi rassurante. Arrivez-vous donc de façon satisfaisante à rentabiliser ce projet pour réinvestir dans vos futures oeuvres?


Non et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de fusionner l’album d’Elend et l’album orchestral d’Ensemble Orphique et de faire de cette nouvelle entité le dernier album du Cycle des Vents et, très vraisemblablement, le dernier album d’Elend. Certes, rien n’est exclu car les liens qui nous unissent sont intacts ; notre désir de composer cette musique n’a pas changé, nous avons des dizaines de morceaux composés et les idées musicales ne manquent pas, mais financièrement, nous sommes dans une impasse. La sagesse aurait voulu que nous nous arrêtions après Sunwar, mais nous tenions à terminer le cycle sur un coup d’éclat.


7 - Comment se déroule dans ELEND le passage de la théorie (écriture des morceaux) à la pratique (enregistrement avec des musiciens extérieurs), de l'idée première à la réalité de l'aboutissement final ?


L’acte de composition en lui-même est très rapide – je dirais deux ou trois soirées selon les morceaux. Mais il peut y avoir eu des mois de réflexion avant cela. Ensuite, comme nous avons la chance de travailler avec des musiciens et chanteurs doués et expérimentés, l’enregistrement se déroule rapidement. C’est avec le mixage que les ennuis commencent et avec eux les mois de tâtonnement et d’enlisement. Je crois que nous avons dû passer trois mois à mixer le seul titletrack. Un cauchemar. Mais je dois dire que, du fait des progrès techniques, de la présence de bons musiciens et de nos compétences plus grandes, il y a de moins en moins d’écart qualitatif entre le morceau rêvé et le morceau enregistré.


8 - Sais-tu quel est le public d'ELEND ? Y a-t-il un "profil type" bien particulier de vos fans ou pas ?


Je n’en sais rien, à vrai dire. Je dirais qu’il a notre âge et qu’il vient d’horizons musicaux et culturels assez divers.


9 - Si quelqu'un a particulièrement accroché à votre musique et souhaite élargir sa discothèque à d'autres artistes, lesquels lui conseillerais-tu?


Si ce quelqu’un est attiré par le caractère orchestral de notre musique, il a devant lui le vaste champ de la musique savante contemporaine, et je ne peux que lui recommander les œuvres orchestrales de Scelsi, du Penderecki des années 60, de Nono, Xenakis, Eötvös, Henry, Grisey, Murail, Lévinas, Saariaho et le Licht Zyklus de Stockhausen. Il découvrira une musique plus complexe et plus subtile que la nôtre, faite avec infiniment plus d’art.
Mais si c’est l’union de l’efficacité mélodique, de structures typiques de la musique populaire et des harmonies, rythmes et techniques orchestrales de la musique savante du XXe siècle qui lui plaît dans notre musique, alors j’ai bien peur que nous soyons les seuls à la proposer : cette musique disparaît donc de l’offre discographique avec Elend.