Interview pour Holy Records
Qu'avez-vous fait durant ces cinq années de silence ?Iskandar Hasnawi: Après l'échec de notre relation avec Music for Nations, nous étions tellement effrayés par le gaspillage de temps qu'avait entraîné la promotion et la préparation du CD que nous avions toute activité commerciale en horreur. Deux choses nous sont apparues nécessaires : premièrement, ne plus dépendre d'un label et d'un budget d'enregistrement pour faire exister notre musique, et donc nous doter de notre propre structure d'enregistrement. Deuxièmement, prendre du recul par rapport à cette partie extra-musicale de notre activité et ne consacrer le temps dont nous disposions qu'à la musique. Du coup, durant ces 5 ans, nous avons monté notre propre studio et nous avons beaucoup composé, dans différents styles, d'abord de manière un peu désordonnée, puis en formant des identités musicales cohérentes et en scindant petit à petit toute cette production en différentes entités. Nous avons reçu beaucoup de courrier durant cette période : les gens pensaient que nous avions arrêté de faire de la musique, ce qui n'était absolument pas le cas... nous avions simplement arrêté de la rendre publique. Ces 5 ans ont vraiment été une période de liberté et de bonheur musical. Finalement, l'Office des Ténèbres et les règles que nous nous étions imposées avaient fini par former un carcan qui brisait toutes nos envies et notre imagination. Nous avons composé de la pop, du trip-hop (A Poison Tree), de la musique orchestrale " avant-gardiste " encore plus violente et tourmentée que ce que nous avions fait sur The Umbersun (Ensemble Orphique), du dark industrial (Statues) et même quelques incursions vers le métal, sans compter des dizaines de morceaux qui correspondaient à ce que nous voulions faire avec ELEND après l'Office des Ténèbres.
Pourquoi avez-vous décidé de reprendre une activité publique et commerciale ?
A vrai dire, nous ne savons pas vraiment... Ce n'est certainement pas pour le côté commercial. C'est quelque chose qui demande beaucoup de temps, et qui, pour tout dire, nous ennuie assez. Mais le fait de rendre public nos travaux a deux avantages : nous forcer à objectiver notre travail, à en présenter une version achevée et à paufiner les détails et la cohérence de notre musique. C'est un danger qui nous est apparu peu à peu. La grande liberté offerte par The Fall, faisait que nous revenions toujours sur les morceaux, nous les retravaillions sans cesse et, au final, nous étions pris dans une sorte de fuite en avant perpétuelle. En rentrant dans un processus industriel et commercial de diffusion de nos morceaux, nous avons le sentiment - peut-être faux, mais, en tout cas, libérateur et gratifiant - d'achever notre travail et cela nous permet de passer à une phase suivante. Pour ma part, je travaille sur A Poison Tree depuis 1998, et il m'est arriver d'avoir jusqu'à 5 versions différentes d'un même morceau. Rendre public ce travail oblige à faire des choix.
Quel regard portez-vous sur vos anciens albums ?
Comme tout compositeur, nous évitons de trop regarder en arrière. Ces albums font partie de nous, ils ont contribué à notre personnalité musicale, mais ils sont dépassés à la fois du point de vue de nos capacités en tant que compositeurs, de nos goûts, et de notre histoire personnelle. Je dirais que le projet vaut plus par son mouvement d'ensemble que par chacun de ses instants. Nous avons échoué à faire ce que nous voulions dans certains morceaux, mais nous avons réussi à élaborer un ensemble systématique avec une progression véritable, et à lui donner l'aspect d'une course à l'abîme ; c'était le but.
Comment avez-vous composé l'album cette fois-ci ?
Pour nous ELEND était mort, pour une raison bien compréhensible : l'Office des Ténèbres était terminé et nous nous étions écœurés nous-mêmes de toute cette poisse chrétienne. Tout nous paraissait mêlé : le temps que nous avions perdu, notre combat personnel pour nous défaire de certaines obsessions chrétiennes, notre dégoût du système commercial... tout cela avait fini par jeter un voile sinistre sur ce nom. Ce que nous composions et qui aurait pu être exploité sous le nom d'ELEND est resté anonyme jusqu'à l'an dernier. Ce sont des dizaines de morceaux, de nombreuses heures de musique, des thèmes et des fragments que nous concevions comme des méditations musicales autour d'un long texte que j'avais écrit et que nous composions naturellement, sans nous poser de questions, par pur plaisir. La rencontre de notre violoniste soliste, David Kempf, au début de l'année dernière a changé la donne, et, au fur et à mesure des enregistrements, l'envie est née de rendre à nouveau notre musique publique. Et brusquement, l'idée de remettre ELEND sur les rails est apparue comme une évidence. En explorant tout ce que nous avions déjà composé, des ensembles thématiques et musicaux sont apparus, et nous avons regroupé les morceaux ainsi. Une fois que nous avons arrêté notre choix sur un premier ensemble, nous nous sommes mis à retravailler ces morceaux et à en composer de nouveaux. La composition a fonctionné par cercles successifs. Des morceaux étaient écartés au fur et à mesure de la composition, d'autres étaient composés. Si bien que Winds Devouring Men est passé par plusieurs phases successives : plutôt doux au départ, l'album s'est durci peu à peu et à fini par compter une vingtaine de morceaux articulés autour d'un noyau très sombre et très dur. Et puis nous avons ressenti le besoin de rééquilibrer cet ensemble : nous l'avons élagué et nous avons retravaillé les morceaux pour parvenir à cet album de 10 pièces. Je crois que nous avons su trouver le bon équilibre entre douceur et violence, harmonie et dissonance.
Quels sont les thèmes de vos textes et l'album est-il organisé autour d'un concept cette fois-ci ?
Oui et non. Il n'y a pas de trame aussi systématique que pour l'Office, mais, pour structurer la musique orchestrale que je compose, j'ai toujours besoin de partir d'un texte. Tout ce que j'ai composé pour ELEND depuis 1997 est articulé autour d'un long texte que je ne cesse de retravailler et de compléter, que l'on pourrait décrire comme une sorte d'odyssée fantasmée et intérieure qui mélange thèmes personnels, fictions et bribes de l'épopée antique et de ses différentes incarnations littéraires. Donc il y a quand même un fil directeur.
Les textes sont assez obscurs...
Les textes bibliques et, plus généralement, les thèmes chrétiens présents tout au long de l'Office des Ténèbres constituaient un socle culturel commun qui rendaient nos textes plus compréhensibles. Cette fois, il a disparu et les références sont plus personnelles...
Winds Devouring Men est très différent de The Umbersun et pourtant on reconnaît Elend dès la première note...
Je suis un compositeur monomaniaque. Mon vocabulaire de base est assez pauvre, mais ma syntaxe est riche. On reconnaît mon langage dans tous les projets que je mène, que j'utilise des batteries et des guitares ou un orchestre. Et Renaud est assez bon pour s'adapter à la pauvreté de mon langage et me suivre dans mes différentes aventures. Lui qui, au contraire, à un vocabulaire très riche.
Etes-vous toujours lucifériens ?
C'est une question assez anachronique. Nous n'avons jamais appartenu à l'une des sectes lucifériennes : ça c'est vraiment de la foutaise ! J'avais fait de Lucifer une figure tutélaire, un guide symbolique dans mon combat personnel contre des tentations chrétiennes répugnantes que j'observais en moi. L'Office des Ténèbres a donc été pour moi un formidable exutoire. C'était à la fois un journal musical de cette lutte et une partie du combat. " The war is over now ", et tout véritable maître aspire à être abandonné par ses disciples. C'est même là son unique enseignement.
Parle-nous des nouveaux musiciens : formez-vous véritablement un groupe ?
Nous n'avons jamais été un groupe au sens traditionnel en fait. C'est vrai qu'au début nous avions du mal à l'accepter... mais avec notre mode de fonctionnement, l'éclatement géographique, on ne peut pas nous considérer comme un groupe avec postes fixes, nombre de musiciens stable, etc. Nous formons plutôt un collectif à géométrie variable avec un premier cercle (Hasnawi, Tschirner) qui s'est enrichi de Sébastien Roland depuis Weeping Nights, et un second cercle formé de musiciens talentueux, qui aiment la musique que nous composons et s'y reconnaissent, et avec qui nous avons des relations non seulement de travail mais aussi d'amitié. Ce second cercle a vocation à s'élargir ou à se rétrécir selon les projets et selon les albums. Cela dépend de la musique.
Au niveau vocal, WDM est très différent de vos précédentes réalisations. Il y a beaucoup de chant.
Nous avons gardé ce qui faisait la personnalité du groupe : le mélange des voix féminines et masculines ; mais les hurlements ont disparu. Le choix des hurlements nous paraissait pleinement justifié par notre projet et il était donc tout à fait légitime à l'époque de l'Office des Ténèbres ; mais il ne l'est plus aujourd'hui et nous voulons à tout prix éviter d'en faire un simple accessoire, un ingrédient comme un autre, un artifice. Le public et les critiques ont toujours reconnu que les hurlements d'ELEND étaient uniques et nous avons la faiblesse de croire que c'est en raison de la nécessité interne de notre musique. Ils intervenaient lorsque l'élément infra- ou supra- humain venait briser la forme traditionnelle et lui signifiaient son échec, alors la musique s'abîmait dans le cri et dans la barbarie. Nous n'avons jamais compris les groupes qui utilisaient les hurlements uniquement pour faire partie d'une scène et obéir à une mode, alors que leur projet musical ne les justifiait pas ou plus. Nous croyons que l'utilisation répétée de cet élément et son abus porterait atteinte à la crédibilité et à l'originalité de ce que nous avons accompli auparavant. La violence et la sauvagerie font partie d'ELEND - si elles devaient ne plus nous intéresser et disparaître, nous utiliserions un autre nom ; mais les hurlements ne nous apparaissent plus comme un mode adéquat d'expression de cette violence. Notre musique hurle toujours, mais sur un mode différent.
WDM est plus simple et beaucoup plus accrocheur que vos précédents albums. Est-ce un choix délibéré ?
Les structures sont plus simples et l'orchestration est plus légère et plus variée. Ce n'était pas vraiment délibéré : il se trouve que nous exprimons notre goût pour la violence musicale et les grandes orchestrations dans Ensemble Orphique, qui présente une musique plus difficile, plus abstraite et plus violente encore que ce que nous avons fait dans l'Office. Les morceaux que nous composions à côté et qui ont formé la matrice de ce nouvel album étaient donc naturellement différents sinon nous les aurions intégrés à la trilogie d'Ensemble Orphique. Nous aimons la musique savante, nous aimons ses formes les plus complexes et les plus contemporaines ; mais nous aimons aussi la musique populaire : on retrouve ces deux tendances dans la musique que nous composons ; l'une qui va vers une musique complexe, exigeante et difficile, l'autre qui cède à des effets plus faciles et ne renonce pas au plaisir d'une musique plus simple et plus répétitive.
Cet album donne vraiment une impression de maturité et de maîtrise. On vous sent très à l'aise : est-ce le sentiment que vous avez eu en le composant ?
En fait, WDM est très en deçà de nos capacités musicales actuelles en termes de diversité et de complexité harmoniques et rythmiques, de finesse mélodique... Ce qui ne veut pas dire que nous n'en soyons pas fiers. C'est la première fois que nous avons pris autant de plaisir. Mais ce n'est pas un album de défi. Ensemble Orphique est un défi et nous force à progresser, à chercher et à apprendre. Lorsque nous composions l'Office, chaque album était un défi parce que nous étions très inexpérimentés, nous avions énormément à apprendre à chaque fois et nous devions nous battre pour mettre nos visions en musique. Parfois, nous avons échoué et il y a, de notre point de vue, des morceaux ratés sur chacun de nos précédents albums. Il n'n'y ena aucun sur ce nouvel album... du moins jugé à l'aune de ce que nous voulions faire !
Quel moment préfères-tu dans tout le processus d'élaboration ? Et quel est celui qui vous prend le plus de temps ?
Le moment que je préfère, c'est celui de la composition et du sound-design bien sûr : on est actif, les choses sont réalisées très rapidement... Cela fait plus de dix ans que nous composons maintenant, et le métier - car il y a une part de métier dans la composition - est là désormais : des choses qui nous demandaient plusieurs heures de travail à l'époque de l'Office se font maintenant en quelques minutes, sans aucun effort... et ça c'est vraiment un grand plaisir. L'enregistrement est un plus ennuyeux. Quant au mixage, c'est la partie la plus angoissante et la plus longue, c'est ce qui nous a pris des mois de travail. Le fait de rendre nos morceaux publics ajoute une exigence que nous n'avons pas lorsque nous travaillions simplement pour nous : nous laissions les choses inachevées à l'état de rough-mix, cela n'avait rien de gênant. C'est même assez réconfortant de savoir que les choses peuvent être retravaillées, qu'elles ne sont pas définitives. La publicité nous oblige à achever notre travail et à nous séparer de notre musique, à l'objectiver : il y a un moment où la musique ne nous appartient plus. Ce sont les auditeurs qui se l'approprient.
Parle-nous de The Fall ? Avez-vous l'intention d'y enregistrer d'autres groupes ?
The Fall est un project studio. Nous avons énormément appris durant l'enregistrement de The Umbersun. C'était notamment la première fois que nous avions l'occasion de mixer sur ProTools. Devant les possibilités et la précision infinie qu'offrait le mixage numérique, et avec la démocratisation des prix du matériel audio et de l'outil informatique, il nous est apparu que nous pouvions avoir notre propre studio. Quant à ta deuxième question : non, The Fall est une structure privée qui est uniquement destinée à nos différents projets. En faire une structure commerciale le rendrait indisponible pendant de longues périodes et, vu notre rythme de travail très morcelé, cela nous serait vraiment préjudiciable. à cela s'ajoute le fait que nous avons déjà bien du mal à trouver le temps nécessaire pour mener à bien nos propres projets, quant à s'occuper de ceux des autres... Mais Sébastien a l'intention d'ouvrir son propre studio d'ici un an. Et vu son talent, je ne doute pas du succès rapide de l'entreprise.
Un dernier mot ?
We have waited so long...