Interview pour Obskure
Sunwar the Dead est la deuxième partie d’un cycle de cinq albums placés sous le signe du vent. Peux-tu nous éclairer un peu sur le concept général et notamment sur ce cercle qui semble se rapprocher dangereusement entre les pochettes de Winds Devouring Men et de Sunwar The Dead ? Comment définirais-tu le dernier album?
Iskandar Hasnawi: Le concept général ne se laisse pas aisément raconter, car la trame narrative est disjointe. C’est le récit d’une errance dans un monde chaotique, où les différentes voix qui se font entendre sont soumises au jeux de forces puissantes et contradictoires incarnées par les différents vents. Sunwar the Dead est plus violent, plus âpre et plus austère que son prédécesseur. Il me semble que les tons froids de la couverture expriment assez bien cela. C’est un album plus dur. Quand au cercle de la pochette, je le vois plus en expansion qu’en train de se resserrer. La sphère de l’intime, qui était close dans WDM, éclate et est violemment projetée dans le monde, pour y subir l’assaut de la violence extrême, de la guerre et de la mort.
C’est la première fois que Elend utilise un orchestre complet et le résultat est vraiment saisissant. Etant donné que votre budget d’enregistrement dépend de la vente de vos albums, Winds Devouring Men a dû être un succès pour vous permettre de réaliser enfin ce vieux rêve. Parle nous du personnel présent sur Sunwar et des contributions de chacun.
Nous produisons désormais nous-mêmes nos albums et nous accordons a différents labels des licences territoriales d’exploitation. Cela a plusieurs avantages, le premier est que nos enregistrements nous appartiennent, le deuxième est que si un label fait des erreurs, cela peut nuire à l’album sur un territoire donné, mais cela ne détruit pas forcément la carrière commerciale du disque (comme cela avait le cas pour The Umbersun): les autres labels sont là et peuvent éventuellement compenser ou du moins limiter les dommages. Il y a bien évidemment un inconvénient: nous devons fournir aux labels le master du disque ainsi que les visuels, nous assumons donc seuls les frais de production. Si l’un des disques connaît un échec commercial (ce qui n’a rien d’hypothétique étant donné les sommets de violence que nous avons prévu d’atteindre au cours de ce cycle), tout s’arrête: nous n’aurons plus les moyens de payer les musiciens. Et le fait de nous lancer dans un cycle aussi long n’arrange rien, un tel échec pourrait laisser le cycle incomplet, faute de financement. C’est un pari ; vous saurez assez rapidement si nous le gagnons ou pas. Pour revenir à ta question, Winds Devouring Men a connu un succès très relatif, mais il a vendu suffisamment pour que nous puissions travailler avec tous ces musiciens en réinvestissant l’intégralité les revenus du disque. C’est grâce à David Kempf, notre violoniste soliste que nous avons réussi à réunir ces musiciens. Nous devons le chœur à Esteri, qui connaissait les chanteuses. C’est David qui a dirigé l’orchestre.
Comment s’est déroulé l’enregistrement de cet album? J’ai vu que vous aviez utilisé deux studios.
The Fall, notre studio d’enregistrement, était trop petit pour accueillir un tel effectif, mais nous avons des amis qui ont généreusement mis leur studio, qui dispose d’un grande salle de prise, à notre disposition. Nous y avons fait les répétitions et les prises d’ensemble et de chœur, puis nous sommes retournés à The Fall pour l’enregistrement des solistes et le mixage.
Cela n’a pas été trop difficile pour certains membres de l’orchestre de jouer une musique aussi sombre et complexe que la vôtre?
Non. Pour ce qui est de la complexité, il y a bien eu quelques passages rythmiques difficiles à mettre en place dans « Sunwar the Dead » et « Ares in their Eyes » ; il y avait des poly rythmes délicats et des départs un peu vicieux pour certains pupitres, mais ce n’est tout de même pas du Stravinski! Pour ce qui est de la violence et du caractère sombre de la musique, tu n’es pas le premier à me poser la question, mais elle repose sur une vision erronée, ou tout du moins dépassée, des musiciens dits « classiques ». Nous avons enregistré avec des gens de notre génération: cela signifie qu’ils ont tous, à un moment ou à un autre dans leur vie de musiciens professionnels, joué la musique de la seconde moitié et, plus précisément, du dernier tiers du XXe siècle: et c’est là qu’on trouve la musique la plus sombre et la plus violente ; nulle part ailleurs, et en tout cas certainement pas dans le métal et encore moins dans la scène industrielle ou power electronics. Pour la petite histoire, certains des musiciens trouvaient que nous n’allions pas assez loin dans la violence et que nous introduisions trop d’éléments modérateurs dans certains morceaux. Nous ne lâchions pas assez la bride. Nous leur avons expliqué comment fonctionnait le cycle, quelle allait être la progression et quelles étaient les limites que nous nous imposions dans le cadre d’Elend et je crois qu’ils ont compris pourquoi nous composions ainsi. Les musiciens aiment jouer les parties les plus violentes, il y a vraiment un enthousiasme, une énergie et une grande intensité dans ces passages. Et les prises se terminaient immanquablement par des rires de joie ; il y avait une véritable excitation à l’issue de ces séances. J’irai même jusqu’à employer le terme d’exaltation. C’est une ambiance assez difficile à décrire, mais elle est très gratifiante pour le compositeur. La musique que j’avais composée dans la solitude de mon bureau ne m’appartenait plus, d’autres y insufflaient une vie et une énergie qui était jusqu’à présent toute théorique pour moi. Nous avions déjà fait l’expérience de ce goût pour l’extrémisme musical lors de l’enregistrement des parties de chœur sur The Umbersun. C’était un chœur qui avait enregistré et créé de nombreuses œuvres de « musique contemporaine » et qui avait travaillé avec l’IRCAM: ce qui leur plaisait c’était les grands clusters dissonants du milieu de l’album, bien plus que les chœurs de masse post-romantiques des premiers morceaux ou l’épure des derniers morceaux. Ce qui rendait encore plus savoureuses les réactions apeurées de certains critiques de magazines spécialisés dans le black metal. Il faut avouer que pour un style qui fonde toute sa légitimité sur une revendication de violence absolue, ça ne manque pas de sel!
Le chant soprano est assuré par une certaine Esteri qui n’a rien à envier à l’incontournable Nathalie Barbary même si cette dernière brille par son absence. Vous l’avez mise au repos?
Esteri chantait déjà sur WDM. Nous travaillons toujours avec Nathalie. Simplement, une fois prise la décision d’étendre le cycle sur cinq albums et non plus sur trois comme cela était prévu initialement, j’ai trouvé qu’il serait intéressant de varier les combinaisons vocales en fonction des albums ; nous sommes 4 chanteurs solistes: Nathalie, Esteri, Renaud et moi, cela permet des variations et des jeux de timbres intéressants.
Sur Sunwar the Dead, vous franchissez un nouveau cap dans la terreur musicale et certains morceaux mettent ouvertement mal à l’aise. Je pense notamment à l’instrumental « La Terre n’aime pas le sang ». En dehors du texte conducteur, d’où puisez vous votre inspiration pour créer une telle musique?
L’idée qui sous-tend ce morceau était de mélanger un musique thématique dépouillée utilisant quelques éléments micro-tonaux avec un impressionnisme sonore basé sur les percussions (un aspect qui est exploré plus avant dans Poliorketika) et le maximalisme orchestral du sonorisme (celui du Penderecki des années 60-75 et de certaines pièces de Xenakis). Il y a plusieurs projets musicaux à l’œuvre dans ce nouveau cycle, j’ai plusieurs voies à explorer. L’une d’elle est d’exprimer le plus adéquatement possible le déchirement, la béance, et pour cela il faut que la musique hurle, que ça crisse, que ce soit inhumain... Je veux parvenir à une musique inhumaine à force d’abstraction, de violence, d’entrelacs de forces contraires, de chocs et d’intensité. C’est une idée que j’explore progressivement et non-exclusivement jusqu’au morceau qui l’exprimera pleinement. Mais je veux amener l’auditeur à réellement apprécier ce morceau, je ne veux pas le choquer d’emblée. Il faut l’amener à reculer la barrière de ce qu’il juge écoutable. Il y a toujours un principe modérateur dans notre musique, dans ce cycle c’est le chant masculin presque pop qui se débat comme sur une mer agitée. La musique est un art de la mesure, c’est vrai acoustiquement dans les lois physiques qui la régissent, c’est vrai esthétiquement. Il doit toujours y avoir des forces contraires qui la traversent et qui, à un moment ou à un autre, doivent lui permettre de rejoindre un point d’équilibre après le déchaînement des extrêmes. C’est en tout cas ma conception.
Parlons un peu de la suite du texte justement. Ce nouvel opus fait référence à des bribes de Winds Devouring Men en les emmenant plus loin ou en retournant leur sens. Peut-on parler d’un passage de la résignation à l’action?
Oui. WDM était un album sur l’attente ; il était immobile, avec quelques évocations de ce que serait la suite. STD est un album épique. J’ai adopté dans l’écriture le principe musical du leitmotiv et de la variation. Une phrase reprise dans des contextes différents, sur un fond différent, change de sens et transforme rétroactivement la compréhension du texte antérieur où elle apparaissait. Le sens devient alors une matière mouvante, changeante et finalement indécidable ; c’est ce que j’aime: que le poème se transforme et se redessine de lui-même selon l’endroit où on commence à le lire, que la notion d’ordre de lecture soit bouleversée. L’éclatement typographique permet de faire exploser le sujet du discours ainsi que la compréhension même de la phrase, si bien que c’est l’intonation, le rythme même de la lecture intérieure qui décide du sens.
Les textes sont magnifiques et d’une richesse de sens inouïe. N’as-tu jamais pensé à ta reconversion en écrivain?
Non. Je me fais une trop haute idée de l’écriture pour l’envisager, du moins dans un avenir proche. Il y a encore beaucoup de travail. Mais je te remercie pour tes encouragements.
L’envie de jouer cette musique en concert doit être grande. Toujours pas de mécénat en vue?
C’est bien de cela que nous aurions besoin, effectivement. Mais notre musique est trop hybride pour intéresser les institutions culturelles qui seraient les seules capables de nous fournir l’infrastructure et les moyens nécessaires. Elend n’aura donc qu’un destin discographique, ce qui n’est pas si mal.
Que signifient les inscriptions en grec ancien sur l’image centrale des Digisleeve de Winds Devouring Men et de Sunwar The Dead ? Que signifient les langues anciennes à tes yeux?
WDM – Anemôn pneontôn tèn èchô proskunei: quand les vents soufflent, vénère leur murmure (sentence pythagoricienne rapportée par Jamblique) STD – Toutô gar Arès bosketai, phonô brotôn: car Arès se repaît du sang des mortels (Eschyle, Septem contra Thebas) C’est surtout le grec ancien qui m’intéresse. C’est une langue dont on tombe assez facilement amoureux. On l’aime pour sa beauté et pour sa littérature. Le texte que j’écris dialogue de plusieurs manières (réminiscences, citations, reprise, pastiche, référence, cadre commun) avec certaines des œuvres les plus marquantes de la littérature grecque.
Vous avez connu de gros problèmes avec l’un de vos anciens labels (Music for Nations, aujourd’hui défunt) au point d’arrêter toute commercialisation de votre musique. Comment définirais-tu votre relation avec les maisons de disques aujourd’hui?
Bonne et professionnelle. C’est un mariage de raison, mais il est assez heureux pour l’instant. En tout cas, nous ne signerons jamais plus de contrat d’artiste, mais uniquement des licences. L’expérience MFN nous aura au moins appris cela. Il est essentiel pour un artiste de rester propriétaire de ses enregistrements. C’est vital. C’est d’ailleurs le seul conseil que je puisse donner aux jeunes groupes: ne signez pas de contrat d’artiste, gardez la propriété juridique de vos enregistrements!
Elend est une passion, mais en dehors de la musique que faites-vous?
Nous essayons de vivre le plus dignement possible.
Donne-nous ta vision de la scène musicale actuelle en général? Que penses-tu de la disparition progressive des grandes œuvres classiques? Quelles évolutions prévois-tu?
Je ne suis pas sûr de bien comprendre ta question et notamment le sens que tu donnes au mot « classique ». S’il est question de la musique savante, il me semble au contraire qu’à mesure que le degré de tolérance à ces musiques d’avant-garde augmente et que l’institutionnalisation de ces compositeurs se poursuit, des œuvres très fortes apparaissent, ou plutôt que la force de certaines œuvres se manifeste plus clairement et est reconnue. Il me semble que ce qui est à l’œuvre c’est un mouvement de synthèse des avancées théoriques et musicales de l’avant-garde des années 1950-70 dans le cadre générale d’une retonalisation de la musique savante. Pour le reste, je n’ai aucun avis.
Enfin, quelle est ta vision du monde actuel en tant qu’artiste?
Je crois que tout est dit dans « La terre n’aime pas le sang ».
Je te remercie pour cette interview.