Interview pour Hard Rock Mag.
1. Si Winds Devouring Men surprenait par son aspect calme, moins tendu, le moins que l’on puisse dire est que ce nouvel album renoue avec une violence tout simplement glaçante. Qu’est-ce qui a motivé cette déferlante de puissance et de terreur ?
Iskandar Hasnawi: La vraie question serait plutôt: pourquoi WDM était-il aussi calme? Notre but a toujours été d’explorer des moyens différents d’expression de la violence en musique. Mais pour nous la violence est faite de contrastes, il fallait donc rompre un temps avec la violence de l’Office. Je pense aussi que la douceur de WDM était, en quelque sorte, une marque d’amitié et de courtoisie envers notre public: recommencer doucement et l’emmener progressivement dans un univers dont la noirceur absolue ne se laisse qu’entrevoir pour l’instant. La terreur n’est pas encore là. Patience.
2. Cet album a été enregistré avec une chorale et un orchestre de 50 musiciens, pouvez-vous nous parler un peu de cette expérience ?
Cela a été la divine surprise de cet enregistrement. Rien de cela n’était prévu et je ne l’aurais jamais cru possible. Nous étions partis sur l’idée de procéder comme sur WDM, en mélangeant les prises réelles de quelques instrumentistes à des programmations. Lors de la première séance d’étude des partitions avec David Kempf, notre violoniste soliste, il nous a dit qu’il trouvait vraiment dommage de ne pas enregistrer avec un véritable ensemble et qu’il pourrait réunir assez facilement un gros orchestre de chambre. L’organisation a demandé un certain temps, mais, grâce à la ténacité et au dévouement de David, nous sommes parvenus à réunir cette formation. Ce genre d’expérience est assez étrange. Nous avions déjà vécu la même chose lors de l’enregistrement de The Umbersun et le travail avec le chœur de 30 personnes: c’est un rêve, on imagine que cela va être extraordinaire, mais lors des séances d’enregistrement le stress est tel qu’on ne peut pas vraiment dire que ce soit une expérience agréable. Il y a bien sûr le choc et l’émotion des premières minutes lorsqu’on entend la musique jouée par l’ensemble. La musique acquiert alors une vie propre, elle ne nous appartient plus, d’autres s’en emparent. Mais rapidement l’inertie du travail, la pression et l’angoisse reprennent le dessus. Surtout que, contrairement à The Umbersun, le poids financier reposait sur nos seules épaules: pas d’erreur possible. Si bien que ce qui ne sera peut-être qu’une expérience unique ne nous laisse qu’une impression de rêve éveillé, un souvenir assez brumeux. Il faut dire que le manque de sommeil critique qui caractérise ses périodes intenses y est sûrement pour quelque chose.
3. On retrouve aussi pas mal d’expérimentations sonores ici, comment travaillez-vous cet aspect-là de votre musique ?
Nous introduisons progressivement des éléments et des techniques sonores qui viennent de la musique concrète et de la musique électronique savante (Stockhausen, Nono et Xenakis essentiellement). Ils étaient présents sur WDM, leur présence est renforcée sur STD et leur utilisation est différente. On ne peut pas vraiment parler d’"expérimentations" à leur sujet: nous ne partons pas à l’aventure sans savoir à quoi aboutir. Cela fait vraiment partie du processus de composition. Lorsque j’ai l’idée d’un nouveau morceau, j’en ai une vision synoptique que le travail de composition consiste à déplier. Pour la création sonore, j’ai une idée très précise de ce que je veux et c’est elle qui nous guide dans nos opérations de synthèse pure ou de transformation d’un matériau sonore pré-existant. Bidouiller les sons en faisant n’importe quoi, cela donne des résultats très pauvres à la fois acoustiquement et musicalement: il n’y a qu’à écouter la scène industrielle et power electronics pour s’en convaincre.
3bis. Sans aller jusqu’au terme "expérimentations", on peut tout de même dire que l’usage que vous faites de certains instruments, comme les percussions par exemple, n’est pas vraiment habituel...
C’est le détournement qui est intéressant. C’est ce que nous ne pratiquions pas assez à l’époque de l’Office: il y avait bien sûr le détournement global qui consistait à avoir des hurlements sur une musique post-romantique, mais c’était un principe au fond assez simple. À présent, c’est détournement à tous les étages! Encore qu’en ce qui concerne les percusssions, nous soyons encore loin du travail d’un Xenakis ou d’un Eötvos. C’est d’ailleurs une pièce de ce dernier, Triangel (1993), qui m’a donné envie d’utiliser les Steel drums, instrument typique de la musique caribéenne, dans "Poliorketika"...le résultat est, je crois, assez loin du calypso.
4. Sunwar the Dead est annoncé comme le second volet d’un cycle de cinq albums. Il ne me semble pas que son prédécesseur ait été à l’époque annoncé comme le début d’un cycle, qu’est-ce qui a fait naître cette idée ? Est-ce un écho de votre premier cycle, la trilogie Officium tenebrarum ?
Il est vrai que cela ne devait pas être mentionné dans les présentations de WDM, mais je l’avais annoncé dans les interviews de l’époque. Il est vrai que je partais alors sur l’idée d’un trilogie, mais j’ai rapidement compris que nous y serions à l’étroit: comme l’évaluation nous donnait 55-60 titres pour explorer toutes les voies musicales envisagées pour ce cycle, l’idée des 5 albums s’est imposée assez naturellement. Il n’y a aucun lien thématique entre le Cycle des vents et l’Office ; c’est juste que je préfère travailler et planifier la composition sur plusieurs albums et non sur un seul, cela permet d’organiser une progression dramatique, d’annoncer puis de différer des choses à venir, de mettre en place des effets déceptifs pour mieux surprendre ensuite, créer des effets de reprises ou de variations. Il est plus simple et plus confortable pour moi de procéder ainsi... et c’est aussi plus intéressant musicalement.
5. Quelle est l’histoire contée par Sunwar the Dead ? Quel est son lien avec l’odyssée de Winds Devouring Men ?
C’est le même poème qui sert de base aux textes de STD et de WDM. La trame narrative est assez lâche, même s’il y a un mouvement d’ensemble assez compréhensible. WDM était un album intimiste sur l’attente, le rêve, une odyssée fantasmée et le déchaînement extérieur des forces élémentaires. STD est un album épique sur un monde dominé par la violence, où le chaos est une force d’attraction et pas encore une force d’organisation. C’est assez abstrait, mais il est difficile de raconter un poème: il faut le lire.
6. Sunwar the Dead est déjà votre sixième album, j’imagine que votre état d’esprit a dû pas mal changé depuis vos débuts, il y a dix ans, quel regard portez-vous sur l’histoire Elend aujourd’hui ?
Nous sommes sortis de nos années d’apprentissage. Cela ne veut pas dire que nous n’ayons plus rien à apprendre, bien au contraire! mais que nous sommes parvenus à une certaine maîtrise de notre pratique et que nos morceaux ont désormais un niveau d’achèvement formel que n’avaient pas certains morceaux de l’Office. De plus, tout est beaucoup plus facile et rapide maintenant et c’est très agréable. Quant à notre état d’esprit, c’est toujours le même: violence, violence, violence ; même s’il y a dans ce nouveau cycle un mouvement analogue à ce que Nietzsche appelait spiritualisation des passions.
7. Peut-on un jour espérer voir Elend sur scène ? Peut-être même avec chorale et orchestre, on peut toujours rêver...
Il n’y a pas vraiment de place pour le rêve dans la réalité économique de l’underground actuel, malheureusement. J’avoue qu’après ce que nous avons entendu lors des répétitions générales, l’idée de donner une petite leçon de violence musicale au monde du métal ne me déplairait pas. Mais un concert de ce type coûterait une fortune et serait impossible à rentabiliser, donc il n’aura jamais lieu.
8. Où en sont vos side-projects, Ensemble Orphique et A Poison Tree ?
Le fait de rendre à nouveau notre travail public nous fait perdre beaucoup de temps pour la composition. Un album comme Sunwar the Dead, c’est 3 semaines de composition, mais c’est surtout 6 mois d’enregistrement et de mixage. Elend s’est encore une fois révélé être un piège pour nous... mais enfin, si tout se déroule comme prévu, le premier album d’A Poison Tree devrait sortir en 2005, avant le troisième album du Cycle des vents. Quant à Ensemble Orphique, c’est un work-in-progress et un projet beaucoup plus libre: je ne m’impose aucune limite, je ne cherche pas à faire une musique aimable ou écoutable facilement ; c’est un projet radical qui se radicalise d’année en année à mesure que je retravaille les morceaux. L’enregistrement s’étalera certainement sur plusieurs années. Quant à une exploitation commerciale, nous verrons bien s’il existe des labels assez courageux pour ce genre de musique. Je ne te cache pas que je suis très pessimiste.